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Le numérique, c’est fantastique ?
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Crédit photo : Scrolling on phone – Wikimedia Commons [CC BY-SA] – Japanexperterna.se
Au-delà des arguments sur les questions de l’accessibilité ou encore des inégalités qu’engendrent les politiques visant à numériser la société et les services publics en particulier, telle l’ordonnance « Bruxelles numérique » portée par le ministre de la région Bruxelles-Capitale Bernard Clerfayt – une ordonnance qui est largement décriée par plus de 200 associations qui s’y opposent1) –, d’autres aspects de cette numérisation à marche forcée restent largement sous les radars de nos décideurs politiques…
Et comme souvent, ce sont les aspects dont les effets négatifs se font le moins sentir et sont les moins visibles dans les pays et régions occidentales « riches » qui consomment le plus les outils et les services numérisés. On parle ici essentiellement des impacts écologiques et environnementaux du numérique, ainsi que des impacts sociaux que la production des outils a sur les populations les plus directement concernées par les sites d’où provient cette production.
Car si, comme plus de la moitié de la population belge2), nous sommes toutes et tous potentiellement en « vulnérabilité numérique » – et répétons ce fait encore une fois haut et fort ! –, nous sommes également potentiellement toutes et tous les prochaines victimes de la destruction des écosystèmes naturels et de la biosphère inhérente à la fabrication et à l’utilisation de nos prothèses numériques…
Des impacts majeurs sur l’environnement… Oui mais le numérique, c’est fantastique !
Si aujourd’hui, les utilisateurs que nous sommes ont très probablement tous entendu parler de la consommation énergétique « colossale » des centres de données – les fameux datacenters, ces grandes usines informatiques remplies d’ordinateurs – dans lesquels sont stockées et calculées toutes les données nécessaires au fonctionnement de notre univers numérique, force est de constater que nous mesurons très mal l’ampleur réelle des divers impacts de cet « écosystème », et encore moins là où se situent les impacts les plus importants dans le cycle de vie des différents éléments qui le compose… Car si le stockage et le traitement massif des données dans les datacentres – phénomène en très forte croissance aussi connu sous le terme de « big data » –, a très certainement des impacts considérables, avec une consommation énergétique tellement élevée qu’elle commence à poser de sérieux problèmes aux différentes villes et régions qui les accueillent3), ce ne sont pas les datacentres qui représentent la part prépondérante des impacts du numérique… (Voir l’encadré ci-dessous.) Mais plutôt la fabrication des différents objets que nous utilisons quotidiennement, soit l’ensemble de nos multiples terminaux4) ! On estime en effet que ceux-ci représentent de 70 à 80 % des impacts du numérique, et que c’est la phase de fabrication qui est de loin responsable de la majeure partie de ces impacts.
Data centres : selon les sources, la consommation électrique annuelle varie du simple au double !
De nos jours (2018-2021), et selon les sources, la consommation électrique annuelle des data centres est estimée à un total de 200 à plus de 400 TWh, soit du même ordre de grandeur que la consommation électrique annuelle d’un grand pays tel la Grande-Bretagne, qui était estimée à 290 TWh (térawattheures5)) en 2020. A titre de comparaison, la consommation annuelle globale d’électricité en Belgique était estimée à 81,17 TWh la même année. Si on fait une moyenne des différentes études qui explorent la question, retenir le chiffre d’une consommation annuelle de 300 TWh est fort probablement proche de la réalité et loin d’être surestimé.
Voici quelques sources :
- Chiffre de 200 TWh : Voir l’article « La consommation électrique des data centers a-t-elle été surévaluée ? » et l’étude de Masanet, E., et al. (2020). « Recalibrating global data center energy-use estimates », Science, 367(6481), 984-986.
- Chiffre de 400 TWh : « Data center : l’impact des infrastructures sur l’environnement et les solutions possibles » – Joarson, 2021.
Ainsi que l’étude de Hintemann, R. (2020). « Data centers 2018. Efficiency gains are not enough: Data center energy consumption continues to rise significantly. » Berlin: Borderstep Institute. - Il est également à noter que, dans un article publié en juin 2020, intitulé « New perspectives on internet electricity use in 2030 », Anders S.G. Andrae a revu les chiffres de son étude précédente de 2015. Si sa prévision concernant la consommation des data centres est de 299 TWh pour 2020, elle continue cependant à croître pour atteindre les 788 TWh en 2029.
- Du côté del’International Energy Agency (IEA), on avance les chiffres de 240 à 340 TWh pour 2022, soit approximativement 1 à 1,3 % de la demande mondiale d’électricité.
- Quant au Borderstep Institute de Berlin, une actualisation des données en 2022 permet à Hintemann, R. & Hinterholzer, S. d’annoncer de 350 à 500 TWh pour 2021, dont approximativement 25 % serait consacré au minage des cryptomonnaies, soit de 80 à 120 TWh.
- The World Factbook (CIA) :
Un des éléments qui explique que ce soit la fabrication des objets numériques qui soit là l’origine de la majeure partie de leurs impacts négatif sur l’environnement, est qu’ils nécessitent une grande variété d’éléments, essentiellement métalliques, pour leur confection… Or, obtenir ces matériaux et différents métaux, implique l’extraction et le raffinage de grandes quantités de minerais ! Des processus qui exigent par ailleurs également de grandes quantités d’énergie, essentiellement d’origine fossile. À titre d’exemple, dans les grandes mines industrielles actuellement en exploitation, pour obtenir en moyenne 0,8 grammes d’or pur, il faut extraire et broyer finement une tonne de minerais. Et beaucoup d’autres métaux sont extraits dans des concentrations comparables, de l’ordre des quelques grammes au plus par tonne de minerais… C’est ainsi qu’on estime que la fabrication d’un PC portable qui fait ± 2 kg, exige l’extraction de 800 kg de ressources minérales. Et le smartphone que vous avez dans votre poche en aura probablement demandé de 120 à 180 kg…
Dès lors si l’on veut s’engager vers la nécessaire préservation de la biosphère – l’intégrité de celle-ci faisant partie d’une des 9 limites planétaires, soit les seuils que l’humanité ne devrait pas dépasser, et qui est malheureusement déjà dépassée concernant la biodiversité6) –, il faut réduire drastiquement la fabrication de matériel numérique ! Car l’extraction minière est assurément une des activités industrielle les plus polluantes7) : quand vous extrayez et raffinez une tonne de minerais pour obtenir au plus un gramme d’or, vous vous retrouvez avec un coproduit tel l’argent, mais surtout avec de grandes quantités de déchets forts polluants car contenant bien souvent de l’arsenic, du mercure, de l’uranium, du cuivre, du plomb, de l’antimoine, du zinc, du baryum, du bismuth…8)
Si l’on ajoute à cela le fait la miniaturisation actuelle des composants électroniques utilisés dans les outils numériques induit une conception qui associe les différents éléments métalliques à une échelle nanométrique, ce qui les rend totalement non recyclables, on comprend pourquoi les objets électroniques sont définitivement à considérer comme une ressource non renouvelable ! Et c’est sans compter avec la situation actuelle de la croissance effrénée des DEEE9), qui atteignaient déjà le chiffre impressionnant de 53,6 millions de tonnes produites en 2019 au niveau mondial. Un chiffre qui connait une croissance annuelle de près de 2 millions de tonnes… Or « on ignore ce que sont devenus 82,6 % de ces déchets, soit 44,3 millions de tonnes, car seuls 17,4 % des déchets d’équipements électriques et électroniques ont été enregistrés comme ayant fait l’objet d’une collecte ou d’un recyclage adéquats. »10) Ces déchets dont le sort est inconnu sont probablement mis en décharge, échangés ou recyclés dans de mauvaises conditions, notamment dans des pays pauvres d’Afrique et d’Asie… Pour survivre, les populations locales de ces pays s’adonnent en autre à des « activités informelles de recyclage des déchets d’équipements électriques et électroniques qui peuvent exposer les enfants au plomb, au cadmium, au chrome, aux retardateurs de flamme bromés et aux dioxines et aux biphényles polybromés, parmi d’autres produits chimiques toxiques. Certaines de ces substances étant associées à des effets néfastes sur le développement neurologique, même à des niveaux d’exposition très faibles ».11)
Bref, on le voit, tout au long du cycle de leur cycle de vie, de la naissance à la mort, les équipements électroniques sont loin d’être indemnes sur le vivant, peu importe qu’on le considère strictement sous l’angle des êtres humains, ou plus largement de la biodiversité en général… Si l’on y ajoute la question de production de GES (CO2 et autres gaz à effet de serre) imputable au secteur des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication), qui est une des autres limites planétaires, cette part du numérique est actuellement estimée à ± 4 % des émissions au niveau mondial, soit 2 fois plus que le secteur de l’aviation. Et elle pourrait probablement bientôt rejoindre la part incombant au transport routier de passagers (voitures personnelles, bus, motos, taxis), qui étai estimée (2018) entre 9 et 10,8 % du total mondial.12) Pas étonnant que le numérique représente une part croissante de la production de GES au niveau mondial, notamment si l’on considère la croissance de sa consommation énergétique déjà abordée ci-dessus… Mais encore une fois, c’est la fabrication des équipements qui se taille la part du lion, ce que montre le graphique ci-dessous : sur un total de 849 kg par an, la fabrication serait responsable de 346, contre 250 kg pour les centres de données, 189 kg pour l’utilisation (la consommation électrique des appareils), et 64 kg pour les réseaux, dont 62 kg attribuables au seul streaming vidéo ! Chacun pourra établir son empreinte carbone selon sa consommation numérique sur le site www.digitalcarbonfootprint.eu.
Source : « L'empreinte carbone de nos activités numériques » – Tristan Gaudiaut – Statista – Avril 2022
Les TIC pourraient entraîner des effets de rebond conduisant à une augmentation globale des émissions de GES ?
Pour en terminer avec la question du CO2 et des gaz à effet de serre, notons bien ceci :
Pour éviter les conséquences catastrophiques du changement climatique, tous les secteurs de l’économie mondiale, y compris les technologies de l’information et de la communication (TIC), doivent maintenir leurs émissions de gaz à effet de serre (GES) en conformité avec l’accord de Paris.
C’est ce que nous dit une étude publiée en septembre 2021 et intitulée « La réalité du climat et l’impact transformateur des TIC : Une critique des estimations, des tendances et des réglementations ».13)
Et de poursuivre :
Tous les analystes de l’étude s’accordent à dire que les émissions des TIC ne diminueront pas sans d’importants efforts politiques et industriels concertés, et nous donnons trois raisons de prévoir que les émissions des TIC vont en fait augmenter sans intervention. Notre analyse suggère que les promesses de réduction des émissions de carbone des TIC ne sont pas toutes suffisamment ambitieuses pour atteindre les objectifs climatiques, et que les mécanismes politiques permettant de faire respecter les objectifs climatiques à l’échelle du secteur font défaut.
Leurs conclusions sont également claires :
Pour l’avenir, nous craignons que cette croissance des émissions se poursuive à un moment où les émissions doivent diminuer. Toutes les analyses examinées dans ce rapport s’accordent à dire que les TIC ne sont pas sur la voie d’une réduction des émissions conforme aux recommandations de la science du climat, à moins que le secteur, ou les législateurs, ne prennent des mesures supplémentaires pour y parvenir. […]
Sur la base des preuves disponibles, il est également essentiel que les régulateurs abandonnent la présomption selon laquelle les TIC permettent d’économiser plus d’émissions qu’elles n’en produisent – à tout le moins, il semble peu sûr de supposer que les gains d’efficacité des TIC entraînent des économies de carbone par défaut. Si les TIC offrent la possibilité de réduire les émissions de GES dans d’autres secteurs, il n’est pas prouvé qu’elles permettent de réaliser les économies de carbone importantes et durables dont nous avons besoin d’ici 2050. Et si les TIC peuvent rendre possible un mode de vie plus sobre en carbone, elles ne contribueront pas en soi à la réduction des émissions de carbone et pourraient même entraîner des effets de rebond conduisant à une augmentation globale des émissions.« The real climate and transformative impact of ICT: A critique of estimates, trends, and regulations » – Charlotte Freitag, Mike Berners-Lee, Kelly Widdicks, Bran Knowles, Gordon S. Blair, Adrian Friday – 10 septembre 2021
– DOI : https://doi.org/10.1016/j.patter.2021.100340
En matière d’émissions de GES, on est donc loin des promesses antérieures, telles celles du GESI en 200814), et selon lesquelles « les technologies numériques pourraient permettre une réduction de 15 à 30 % des GES mondiaux d’ici 2020 »… Et gare aux effets rebonds que pourraient fort probablement induire les utilisations tant prometteuses des technologies en vogues que constituent les très abusivement nommées « intelligences artificielles »15)
Des impacts sociaux sur des milliers de travailleurs… Oui mais le numérique, c’est fantastique !
S’il est indéniable qu’aujourd’hui quasi tous les métiers et tous les secteurs professionnels utilisent peu ou prou les outils numériques, parmi ceux-ci certains sont assez avancés dans leur « digitalisation » à tel point qu’ils dépendent maintenant totalement du numérique et d’une connexion à internet pour la gestion de leur processus métier… Que le numérique vienne à faire défaut, ou même simplement la connectivité, et tout s’arrête16). Et lorsqu’on y ajoute les questions de la cybersécurité, on ne peut que constater que cette dépendance à un système d’information en parfait ordre de marche est aujourd’hui un impératif pour la survie au quotidien de bon nombre d’organisations. Une dépendance probablement encore trop souvent sous-estimée… Et qui par ailleurs ne va pas sans bouleverser profondément la nature même de la relation au travail des personnes employées dans tous ces secteurs qui n’ont pu résister à cette « marche en avant du progrès ». Il conviendrait pourtant de s’interroger sur la nature même de ce qui est présenté comme « un progrès inéluctable. » Ne serait-ce pas plus plutôt une fuite en avant dans l’innovation pour l’innovation ? Car en termes de « progrès » sur les plans humain et social, l’épidémie actuelle de burn-out que l’on constate dans bon nombre de secteurs aurait plutôt tendance à démentir la véracité de ce que certains qualifient de « progrès »… Les investissements massifs dans la numérisation n’étaient-ils pas pourtant présentés comme le chemin indispensable vers une plus grande efficacité ? Et cet accroissement de l’efficacité ne devait-il (ou pouvait-il ?) pas avoir comme corolaire une réduction de la charge de travail ? C’est pourtant ce que l’on attendrait normalement du « progrès »…
Mais éloignons-nous un peu de nos « riches contrées occidentales » pour nous pencher sur le sort réservé aux centaines de milliers de travailleurs sans qui aujourd’hui toute notre infrastructure numérique n’existerait probablement pas. Ou du moins sans qui nous n’aurions pas accès à ces très (trop) nombreux terminaux numériques qui peuplent notre quotidien, tant dans la sphère professionnelle que privée… Car comme nous le rappelle fort à propos Celia Izoard dans sa postface de la réédition du livre qu’elle a traduit, « La Machine est ton seigneur et ton maître »17), c’est la division mondiale du travail, avec l’exploitation de travailleurs et travailleuses – une exploitation éhontée qu’il conviendrait mieux de qualifier d’esclave moderne –, dans les usines de Foxconn en Chine et ailleurs dans le monde, « qui a rendu possible la vente d’appareils numériques d’une complexité inouïe pour quelques centaines d’euros »… Et d’ajouter que « le smartphone est intrinsèquement un objet de luxe, et [que] s’il fallait débourser des milliers d’euros pour en posséder un, on en trouverait pas dans toutes les poches. Cette division du travail, qui a transformé en biens de consommation courante les objets qui en forment l’indispensable maillage, a donc surtout permis l’entrée de milliards d’individus dans le ‘monde numérique’ ». Le constat n’est pas neuf, mais ce petit opuscule a le grand mérite de nous y (re)confronter avec force et justesse ! Pouvons-nous continuer à ignorer que des centaines de milliers de jeunes travailleurs et travailleuses s’épuisent dans les villes-usines de Foxconn telles celles de Shenzen, au point que certains parmi ceux-celles-ci en arrivent à considérer le suicide comme seule échappatoire ? Car oui, il nous faut oser regarder la réalité en face : nos « doudous numériques » ne sont disponibles à ‘petit prix’ sur nos marchés qu’à la condition d’être fabriqués par des « e-slaves » !
Des objets non renouvelables et non recyclables… Oui mais le numérique, c’est fantastique !
Pour terminer ce petit florilège des aspects négatifs de la numérisation qui restent généralement sous les radars de nos décideurs politiques, penchons-nous sur l’épuisement des ressources abiotiques18) et le caractère éminemment non renouvelable de nos outils numériques. En effet, la miniaturisation actuelle de l’électronique, couplée à la recherche de toujours plus de performances, a pour corolaire l’utilisation d’une grande variété d’éléments différents qui sont intimement intriqués à l’échelle nanométrique, ce qui rend tout ambition de recyclage complètement illusoire. Aujourd’hui, nos smartphones contiennent plus de 70 matériaux dont près de 50 éléments métallique19) listé dans le célèbre tableau périodique des éléments de Mendeleïev auquel nous avons été confronté·e·s lors de nos cours de chimie… Et le problème réside justement dans le fait que tous ces éléments métalliques sont, pour certains, présent dans des quantités infimes – quelques milligrammes ou même fraction de milligramme – et sont tellement « mélangés » les un avec les autres, notamment dans des alliages de plus en plus nombreux et différents les un des autres, qu’il est aujourd’hui quasiment impossible de les recycler, que ce soit pour des raisons ‘techniques’ – impossibilité de mettre les processus physico-chimiques en ouvre dans un contexte de production industrialisé –, ou plus prosaïquement pour des raisons économiques – manque de rentabilité du recyclage des métaux en comparaison du cours des matières premières issues de l’extraction minière.
À titre d’exemple, prenons les écrans qui fleurissent partout autour de nous : aujourd’hui, la fabrication de ceux-ci comporte entre autres l’utilisation d’un « plaquage » composé d’oxyde d’étain-indium, que l’on obtient par vaporisation de cet oxyde sur une fine plaque de verre. L’oxyde d’étain-indium offre des caractéristiques conjointes de conductibilité électrique et de transparence optique, ce qui est fort appréciable dans les écrans… L’inconvénient, c’est que c’est non recyclable ! Quelle est la quantité d’indium recyclée aujourd’hui au niveau international ? Zéro ! À votre avis, qui va essayer de récupérer des vapeurs de métal sur une plaque de verre ? Personne…20) Et globalement, le taux de « circularité » (utilisation de matériaux provenant du recyclage dans la fabrication des composants) est très faible, voire nulle, pour la grande majorité des 50 à 70 matériaux différents, et surtout des éléments métalliques, qui composent nos joujoux électroniques… Et quand on constate par ailleurs que le taux de circularité est en diminution ces dernières années : il était évalué à 9,1 % en 2018, à 8,6 % en 2022, et à seulement 7,2 % en 2023 ! On comprend aisément que « l’économie circulaire » tant ventée par nos hommes et femmes politiques est loin d’être une réalité atteignable à court terme, surtout en ce qui concerne le numérique… C’est ce qui fait dire à Frédéric Bordage de GreenIT.fr que « le numérique est une ressource non renouvelable qui pourrait disparaître d’ici une à deux générations ».21)
En conclusion : il nous faut moins de numérique… Pour que le numérique reste fantastique !
On l’aura compris, mettre en place des politiques visant à l’obligation pour les administrations d’organiser « le digital d’abord » – pour ensuite se diriger vers « le digital seulement » ? –, telle la politique visée par l’Ordonnance « Bruxelles numérique », c’est très certainement « mettre la charrue avant les bœufs »… Si ce n’est carrément faire fausse route et embarquer nos sociétés à l’opposé du chemin qu’il conviendrait de prendre pour espérer diriger l’humanité vers un développement qui soit compatible avec les 17 objectifs du développement durable tels que préconisés par l’ONU !
Quelles seraient alors les politiques à mettre prioritairement en place sur les questions concernant le numérique
La première est très certainement d’allonger considérablement la durée de vie du matériel en imposant des garanties beaucoup plus longues, tant pour le matériel (5 ans sur tout matériel est un strict minimum), que sur le support, qu’il soit logiciel ou matériel (ici aussi, 10 ans semble être un strict minimum atteignable). Dans le même ordre d’idée, on peut se poser la question du bien-fondé des amortissements comptables qui ne sont que de 3 ans dans le cas spécifique du matériel informatique, alors qu’ils sont au moins de 5 ans pour les autres biens immobilisés (?).
Et plus globalement, si on veut être lucide, il convient très certainement de « dénumériser » la société ! Car c’est bien là que réside(rait) le vrai progrès : être en capacité de réserver le numérique là où on ne peut vraiment s’en passer, et le supprimer partout ailleurs. Pourquoi vouloir sortir de cette « inéluctable marche en avant du progrès » ? Ne faut-il pas vivre avec son temps ? Car comme explicité plus avant, il s’agit moins d’un véritable progrès qui augmenterait globalement le bien être de tout un chacun·e, que de simples innovations dont l’objectif réel n’est autre que de faire tourner une machine économique basée sur « produire, utiliser, jeter » !… Une économie « quasi-circulaire » n’est possible qu’à cette double condition : utiliser au minimum 80 % de matière recyclée dans la fabrication de tout ce qui est « nécessaire » ET maintenir le taux de croissance sous la barre de 1 %.22) Car sans répondre à cette double injonction, il est très probable que l’on se dirige rapidement vers un monde où la disponibilité de nos outils numérique soit devenue très problématique… Cet appel à la « dénumérisation » de la société, outre le fait qu’il soit par exemple concrétisé par un appel pour la « désmartphonisation » de la société lancé par plusieurs auteurs techno-critiques23), il est aussi celui d’Aurore Stéphant, ingénieure minier24), qui considère, avec son association SystExt, que pour se placer dans la nécessaire utilisation raisonnée des matières minérales, il faut « dénumériser » les sociétés. Et pour y arriver, ses propositions sont les suivantes :
- Proposer un équivalent non numérique pour tout usage numérique, en priorité pour les services essentiels.
- Réserver le numérique pour les usages qui ne peuvent s’en passer et supprimer tous les dispositifs (tels que les écrans ou les applications) qui ne sont pas indispensables dans les espaces publics et scolaires, en priorité.
- Lutter contre les idées reçues mélioratives concernant le numérique : dématérialisation, solutionnisme technologique, rôle du numérique dans la transition écologique, etc.
Il n’y a rien à ajouter, sauf peut-être à l’attention des plus de 200 associations qui se mobilisent dans la lutte contre le projet d’Ordonnance « Bruxelles numérique » du Ministre Clerfayt : notre combat pour la non-discrimination des plus de 50 % de la population qui se trouve être dans une situation de vulnérabilité numérique est essentiel ! Mais il ne pourra probablement pas aboutir tant que les politiques resteront celle du « miroir aux alouettes d’un monde meilleur et plein de facilités » que nous promettent les chantres du « tout numérique »… La seule option raisonnable et viable pour les générations futures semble résolument celle d’une « dénumérisation » de la société, où le droit fondamental à ne pas être contraint à l’utilisation du numérique est aujourd’hui revendiqué, pour demain être respecté, par et pour chacun·e. Élargissons notre combat à cette revendication vitale pour un avenir désirable pour toutes et tous, combat qui est indispensable pour la préservation de la biodiversité25), et plus globalement, d’une vie possible sur notre terre. Car ne l’oublions pas : il n‘y a pas de planète B
— Erick Mascart, le 09/11/2023 – CC BY-SA
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Et toujours à propos du même data centre de La Courneuve, l’article « La folle croissance des data centers en France », publié par l’OBS le 03/02/2023, évoque quant à lui « une puissance électrique de 130 MW (soit la consommation d’une ville de plus de 200 000 habitants) » !
SystExt, 2021 – Rapport d’étude – Controverses minières – Volet 1 – Pour en finir avec certaines contrevérités sur la mine et les filières minérales – p. 16 ⇒ https://www.systext.org/node/1785
Voir aussi SystExt, 2021 – Rapport d’étude – Controverses minières – Volet 1 – pp.14-15 ; ibid.
On peut y lire que selon l’International Energy Agency (IEA), le secteur du transport est responsable à lui seul de plus de 20 à 24 % des émissions mondiales de CO2. Et qu’en 2018, il apparait que le transport routier de passagers (voitures personnelles, bus, motos, taxis) contribue à hauteur de 45 % aux émissions de CO2.
Alex de Vries, « The growing energy footprint of artificial intelligence »; Joule, Volume 7, Issue 10, 2023, Pages 2191-2194, ISSN 2542-4351, https://doi.org/10.1016/j.joule.2023.09.004.
Lire aussi l’article « Voici la consommation d’électricité phénoménale de l’intelligence artificielle », Miotisoa Randrianarisoa, 23/10/2023.
Dans le cas du numérique, on considère par là essentiellement l’utilisation des minéraux et métaux nécessaires à la fabrication des composants électroniques. Mais on pourrait aussi y inclure la ressource hydrique (l’eau) qui est aussi « non vivante » et dont le numérique est également un grand consommateur. Soit directement, pour le refroidissement des data centres par exemple, ou indirectement, pour la fabrication des puces électronique (il faut, en moyenne, 32 000 grammes d’eau pour fabriquer une seule puce d’un gramme !). Mais aussi en amont, dans les processus métallurgiques mis en œuvre pour obtenir les métaux purs à partir des minerais extraits dans les mines…
« Renewable energy production will exacerbate mining threats to biodiversity » – Laura J. Sonter, Marie C. Dade, James E. M. Watson & Rick K. Valenta – NATURE COMMUNICATIONS | (2020) 11:4174 | https://doi.org/10.1038/s41467-020-17928-5 | www.nature.com/naturecommunications